Etsaut : un étrange monument aux morts
Une de mes anciennes enseignantes à l’université de Bordeaux nous expliqua, un jour de colère où nous devions avoir l’esprit un peu embrumé, qu’une des premières qualités d’un historien était sa curiosité : « Soyez curieux bon sang ! Ne vous contentez pas d’admettre sans réserve des analyses ou des interprétations classiques. Ayez toujours l’esprit en éveil. » C’est peut-être en me souvenant de cette injonction que j’ai repris récemment le dossier du monument aux morts d’Etsaut.
Un poilu étonnant
Ce monument m’avait beaucoup intrigué lors du travail que nous avions mené en 2007-2008 avec l’association. C’est le seul de la vallée d’Aspe qui représente un poilu combattant, alors que tous les autres sont de sobres plaques commémoratives, des colonnes pyramidales plus ou moins massives, ou, comme à Escot, une femme et son enfant. Par ailleurs, le traitement stylistique du visage de ce soldat – moustachu et qui monte à l’assaut drapeau au bras –, est étonnant, voire unique en Béarn : une sorte de caricature, comme extraite d’une bande dessinée !
La consultation du site internet de la région, qui présente tous les monuments aux morts d’Aquitaine, ne m’apprit rien de plus . La notice standard de présentation du monument d’Etsaut, rédigée probablement par une personne qui ne prit pas la peine de faire preuve de curiosité devant l’étonnante composition, se contente de décrire la statue, soulignant sa « dimension patriotique et républicaine » voulue par la commune au « lendemain de la première guerre mondiale ». A l’occasion d’une conférence sur les poilus que je donnais à la salle municipale d’Etsaut en octobre 2011, je fis part à l’assistance de cette singularité. Une personne me précisa alors : « C’est normal, il vient d’Algérie », sans pouvoir toutefois me donner plus d’explications. Ma curiosité fut piquée au vif et je gardais cette interrogation dans un coin de ma tête en espérant avoir un jour un peu de temps pour éclaircir cette histoire.
Premières recherches
Régulièrement, passant par Etsaut, je me promettais d’effectuer cette recherche sur l’origine de ce poilu que « Mémoire d’Aspe » a d’ailleurs choisi pour illustrer la couverture du Dictionnaire biographique des 365 poilus de la vallée d’Aspe morts en 1914-1918, publié en 2014 avec les éditions MonHélios. Un soir enfin, je me mis derrière mon ordinateur et je commençais par rechercher les cartes postales anciennes offrant des vues de la place d’Etsaut. Elles sont relativement nombreuses. Elles montrent une place qui, jusqu’à la fin des années mille neuf cent cinquante, n’existait pas. Le ruisseau du Sadun coupait le bourg en deux parties, l’église d’Etsaut veillant sur la rive droite, la maison forte sur la rive gauche. Seul un pont, au niveau de l’hôtel des Pyrénées (appelé aussi hôtel Mendiondo) permettait de franchir le ruisseau. Du côté de l’église, on aperçoit un arbre magnifique, le mur du cimetière mais point de monument aux morts. La consultation de photographies des années quarante et cinquante confirma cette absence.
Au début des années soixante, le ruisseau du Sadun fut canalisé, son lit remblayé, et la place actuelle créée. On voit sur les premières cartes postales en couleurs des années 1962-1963 les frêles platanes, récemment plantés, mais toujours pas de monument aux morts à l’angle de l’église. Enfin, sur un cliché du début des années soixante-dix, on devine, à travers le feuillage du fameux arbre encore présent à proximité du lieu de culte, le drapeau brandi par le poilu ! Ainsi, il n’y a aucun doute : l’installation du monument sur la place d’Etsaut est à situer chronologiquement entre 1960 et 1970.
Les registres de délibérations municipales
Restait alors à éclaircir les raisons pour lesquelles on avait installé (ou transféré) ce monument sur la nouvelle place d’Etsaut. Les délibérations des conseils municipaux, aussi courtes et administratives soient-elles dans leur rédaction, livrent souvent les solutions à bien des questions. Je me rendis donc à la mairie d’Etsaut consulter ces registres.
Les premières informations recueillies concernent la création de la place. Le 6 mai 1960, le maire, Jean Mendiondo, fait voter « 19,68 francs nouveaux de crédits pour les fournitures faites pour la couverture du ruisseau Sadun et 432,52 francs nouveaux pour rechargements, relèvements et bitume des CVO du bourg, plus 210 francs à M. Vignau Jean qui a apporté son concours pour les travaux communaux de couverture du Sadun en application de l’arrêté ministériel du 27 janvier 1950. » Le dossier du recouvrement du ruisseau Sadun est définitivement clos par la délibération du 19 août 1961 qui règle « 190,50 nouveaux francs pour frais d’honoraires restants dus aux Ponts et chaussées pour la couverture du Sadun. » Ainsi le couvrement du ruisseau Sadun, qui coupait le village en deux depuis la naissance du bourg au Moyen Âge , disparaît sous les gravats de la nouvelle place. Dix ans se seront écoulés entre l’arrêté ministériel autorisant les travaux et leur achèvement. Reste maintenant à organiser la place, ce qui sera fait l’année suivante avec la plantation des arbres qui ombragent aujourd’hui encore la place d’Etsaut et son marché estival.
Mais les élus de l’époque durent trouver qu’il manquait un élément remarquable sur cette esplanade. Le 2 janvier 1965, le conseil municipal accepta donc « le don de M. Fourvel, Président du Souvenir français, d’une statue de bronze qui serait destinée à l’érection d’un monument aux morts, celui de la commune étant peu remarquable. »
La décision est prise : un nouveau monument aux morts sera érigé. Il remplacera celui construit dans le cimetière du village à la fin de la Première Guerre Mondiale. Le 23 novembre 1966, l’affaire semble bien engagée puisque le conseil municipal transforme en concession perpétuelle l’emplacement de l’ancien monument aux morts. En 1967, les travaux de construction du nouveau monument sont lancés et le 2 février 1968 on programme un crédit de 7663,28 francs pour « paiement des travaux d’Eugène Esquire, entrepreneur à Accous, pour l’installation du monument aux morts. »
Le 12 novembre 1968, La République des Pyrénées fait le compte rendu de la cérémonie du 50e anniversaire de l’armistice de 1918 qui s’est tenue à Etsaut le 11 novembre : « A la sortie de l’office religieux, la population se retrouvait devant le nouveau monument aux morts où des gerbes étaient déposées par M. Louis Fourvel, Délégué général du « Souvenir français » pour le département des Basses-Pyrénées, des Landes et du Gers, ainsi que par les enfants des écoles communales. » Avec cet article, la chronologie de la construction de l’actuel monument aux morts d’Etsaut était établie avec certitude.
Mais d’autres questions se posent alors. Qui était ce Louis Fourvel ? Où s’était-il procuré ce poilu en bronze ?
Louis Fourvel
Louis Antoine Adolphe Fourvel est né le 22 décembre 1893, à Grandvillars dans l’arrondissement de Belfort, à une dizaine de kilomètres de la frontière et de l’Alsace devenue allemande depuis la guerre de 1870. Son père, 30 ans, était agent d’assurances et sa mère, Marie Riche, couturière. Comme beaucoup d’Alsaciens, la famille Fourvel partit s’installer en Algérie.
En 1913, Louis Fourvel déclare, lors de son passage devant le conseil de révision, qu’il réside chez ses parents à Borely-la-Sapie, canton de Médéa, arrondissement d’Alger. Il est alors agriculteur. C’est un jeune homme d’un mètre soixante quatorze qui est toutefois ajourné de service militaire pour « faiblesses physiques ». La guerre éclatant en août 1914, il est finalement déclaré « bon pour le service armé » en septembre 1914. Le 18 septembre 1914 il incorpore le 5e bataillon de tirailleurs algériens. Il devient caporal, puis sergent le 28 mai 1915, et embarque à Alger pour la France en décembre 1915. Le 20 de ce mois, il est sur le front. Louis Fourvel sera plusieurs fois blessé : le 23 mai 1916 par éclat de grenade au visage, à Verdun, puis le 24 mai 1917, au Mont-Cornillet en Champagne. Rapatrié en Algérie pour convalescence, il est nommé adjudant le 1er mars 1918 avant de retrouver le front français en septembre 1918. Après diverses péripéties, il s’engage en 1919 pour trois ans et se retrouve à l’armée du Levant, à Constantinople puis Alexandrette. En 1921, il revient en Algérie pour s’occuper de l’administration du 5e tirailleurs à Alger. Le 12 avril 1921 il épouse Marcelle Paulhan et renouvelle son engagement pour cinq années. Il restera dans l’armée jusqu’en 1934, accédant au grade d’adjudant-chef puis de lieutenant dans la réserve active.
En 1936, le journal l’Echo d’Alger présente les stands de la foire annuelle de la ville. Le journaliste écrit : « Au stand de la compagnie générale d’électricité, nous avons rencontré le sympathique Louis Fourvel, l’agent officiel de cette firme à Maison carrée, 6 avenue Zevaco. Très connu dans cette vaste région, M. Fourvel a l’excellente réputation d’être un spécialiste des questions électriques… » Sorti de l’armée, Louis Fourvel a donc rapidement trouvé un emploi. Il tient un magasin et réside à Maison carrée, à 14 km à l’Est d’Alger, aujourd’hui El Harrach. En 1941, il est fait chevalier de la Légion d’honneur et devient commissaire de police à Tebessa, puis à Oran au commissariat du 1er arrondissement où il réside en 1944, 9 rue des Gommiers.
C’est à ce stade de sa biographie que nous perdons trace de Louis Fourvel jusqu’au 23 novembre 1962. La République des Pyrénées consacre un article aux obsèques du maire d’Etsaut, Jean Mendiondo. Le journal mentionne les personnes présentes à cette cérémonie dont un certain Louis Fourvel, commissaire de police principal en retraite. Fourvel y aurait même prononcé un petit discours d’adieu. Comment cet Alsacien de Belfort, installé et implanté en Algérie depuis au moins cinquante ans, est-il entré en relation avec la commune d’Etsaut ? Grâce au témoignage de Madame Santos d’Etsaut, nous pouvons tenter éclaircir un peu son histoire.
Il faut se rappeler tout d’abord que Louis Fourvel réside à Oran depuis 1944. C’est un personnage connu qui dirige un des gros commissariats de la ville dans le quartier du port. En ce lieu, se trouve aussi, depuis 1946, Bertrand Lacaste, évêque d’Oran, né en vallée d’Aspe à Accous. Un faisceau d’indices laisse supposer que c’est Monseigneur Lacaste qui fait probablement découvrir sa vallée pyrénéenne aux Européens installés à Oran. Ainsi, Mme Santos se souvient de la famille Dona qui louait une maison non loin de la boucherie de sa famille. Monsieur Dona travaillait à la mairie d’Oran et il venait avec son épouse passer régulièrement des vacances à Etsaut. Après l’Indépendance, la famille Dona s’installa à Bordeaux et garda sa résidence secondaire à Etsaut où monseigneur Lacaste venait quelquefois les voir et manger avec eux. Louis Fourvel connaissait-il personnellement les Dona, Monseigneur Lacaste ? Fut-il incité par ses amis à venir lui aussi s’installer à Etsaut ? C’est fort probable. Il semble qu’il ait d’abord loué à Jean Mendiondo, le maire, une maison avant de l’acheter au début des années soixante . Installé en Béarn, il devint délégué départemental du Souvenir français du 1er août 1966 au 14 avril 1975. Il fut aussi élu conseiller municipal d’Etsaut en 1971, Jean Servant étant maire. Louis Fourvel se retira finalement dans son village natal de Grandvillars vers 1975-1976 où il y décéda le 2 août 1979, à 85 ans.
Mais d’où vient le poilu d’Etsaut ?
L’origine du donateur de la statue du poilu identifiée, il restait encore à trouver la provenance de cette dernière. Certains habitants d’Etsaut nous l’avaient dit : « Ce poilu vient d’Algérie » et certains de préciser « du sud oranais ». Le parcours de Louis Fourvel semblait corroborer cette affirmation puisqu’il était à l’origine de la donation. Encore fallait-il le démontrer. N’y avait-il pas confusion avec le lieu de résidence de Fourvel en Algérie ? Confusion aussi à cause des rapports étroits entretenus par certains Aspois avec l’Oranais, évêché de l’Aspois Monseigneur Lacaste ?
Au XXIe siècle, il y a des outils de recherche qui permettent parfois de gagner beaucoup de temps ! Internet est l’un de cela. Une requête sur les images des monuments aux morts de l’Oranais permit de trouver plusieurs dizaines de clichés pris dans cette région du sud de l’Algérie. Après, ce fut une ou deux longues heures de consultation pour, soudain, avoir la chance de voir apparaître sur une photographie le « poilu d’Etsaut » ! Même visage jovial à moustache, même drapeau troué brandi par le bras gauche, même fusil dans la main droite, même uniforme : aucun doute possible, c’était bien lui.
La photographie se trouvait sur un site internet créé par des rapatriés d’Algérie originaires de la petite commune de Bréa, aujourd’hui Abou Tachfine, à 4-5 km au nord de Tlemcen. Ce village fut fondé au milieu du XIXe siècle par le capitaine Safrane, Béarnais de Pardies-Piétat, qui s’y installa et y fit venir des membres de sa famille et de son village. Au milieu du petit historique consacré à la commune de Bréa, une photographie du monument aux morts avec une courte légende : « Le monument aux morts représentant un poilu de 1914-1918 aurait été enlevé par les soldats d’un régiment français du Génie et emporté en Métropole en 1963, en un lieu toujours inconnu et recherché. »
Un rapide contact avec un des fondateurs du site , M. Garridou, m’offrit la confirmation de l’identification grâce à un échange de photographies. Par la suite, la découverte d’une carte postale célébrant l’inauguration du monument vint me fournir une preuve supplémentaire. Elle indiquait que le poilu était l’œuvre du sculpteur Jean Rabiant. Une vérification sur le poilu d’Etsaut me permit de découvrir la signature de Rabiant sur le socle de la statue. L’identification de l’histoire du monument d’Etsaut était achevée. Nous nous trouvions bien en présence du poilu du monument aux morts de Bréa près de Tlemcen, ramené en France par des militaires en 1963, confié probablement aux bons soins du « Souvenir Français » qui, par l’intermédiaire de Louis Fourvel, en fit don à la commune d’Etsaut en 1965. Le « Souvenir français » participa par la suite financièrement à la création du nouveau monument, d’où la présence des insignes de l’association sur les grilles entourant le poilu. Ainsi l’énigme du monument aux morts d’Etsaut était résolue et son poilu retrouvait une identification et une histoire.
Dany Barraud
Commentaire d'un internaute :
lundi 19 février 2024 à 1:13 par : maréchal jean paul
Je cherchais ce monument depuis un certain temps, à cause de Cochet Germain François